Atteintes sur la personnalité
Le dernier temps de l’emprise sectaire est celui de la destruction, de la mise à mort de la subjectivité de l’adepte donnant à l’emprise son caractère irrémédiable et définitif. Afin de parvenir à un changement radical sur la personnalité de son adepte, le gourou va procéder à une disqualification du passé de son adepte. Une rupture s’opère entre l’avant et le maintenant. L’adepte, pour suivre la doctrine, est contraint de renoncer à tout ce qu’il croyait auparavant, d’oublier ses acquis antérieurs et de mettre à distance, ou pire de se couper de son milieu familial. Cette rupture avec « la vie antérieure habituelle » est un mécanisme que l’on retrouve systématiquement dans tout processus sectaire et de mise sous emprise.
L’adepte se voit contraint de « se débarrasser » de ce qu’il était avant. Pour suivre la voie du gourou et pour éviter également qu’il ne se fasse exclure par ce dernier, il doit devenir autre en se conformant strictement aux lois du gourou. S’il ne le faisait pas, la culpabilité serait alors insupportable à la vue de la soumission qu’il a déjà envers son gourou. C’est presque une question de vie ou de mort. Par rapport au gourou mais aussi par rapport aux autres membres du groupe. Afin de se conformer à l’idéal de celui-ci, il ne doit plus être « comme avant » mais « avec eux et comme eux ».
Ce processus de changement entre l’avant et le maintenant est peut-être, pour quelqu’un d’extérieur, l’un des premiers signes visibles d’une emprise. Elle peut être source d’interrogations, d’incompréhensions et souvent aussi de tensions.
Sur le plan sentimental, l’adepte se voit également contraint de renoncer au passé ou à toute liaison qui ne serait pas voulue ou entérinée par le gourou. Sa vie affective et amoureuse est placée sous contrôle. Car, elle aussi doit répondre à la doctrine du gourou et à l’injonction de ce dernier de n’aimer que lui. Lui seul est amour.
Afin d’accentuer et rendre définitive cette rupture de l’adepte avec son passé personnel et familial, le gourou va lui « révéler » une soi-disant obscurité cachée de son passé et faire de ce point obscur la source et la raison profonde de son dernier mal-être. Un viol, un inceste ou tout acte horrible est attribué au passé de l’adepte.
Ces révélations sont presque systématiquement utilisées par les gourous, elles participent à « solidifier » le mécanisme d’emprise sectaire déjà engagé. C’est ce que l’on appelle les « fausses révélations induites » ou « faux souvenirs induits ». Effectivement, ces révélations sont toujours fausses pour la réalité objective mais elles sont vraies pour l’adepte, sans aucun doute possible puisqu’elles émanent du gourou.
Cette amorce de volonté de modification de la personnalité va se poursuivre avec un changement d’identité. Il est particulièrement fondamental dans le processus d’emprise sectaire. Pour ce faire, un signifiant donné par le gourou va, à lui seul, représenter l’adepte tout entier et déterminer ce qu’il est maintenant devenu. Par la production d’un signifiant propre au gourou et/ou à sa doctrine, l’adepte va se retrouver aliéné au gourou non plus seulement par la pensée, mais par son être. Il n’est plus que ce nom donné par le maitre.
Tous les autres mots capables de représenter le sujet, de l’identifier vont être bannis au profit de ce seul signifiant. Il ne va plus être le nom figurant sur ses papiers d’identité, ou encore tel ou tel diminutif proposé par un (ancien) groupe d’amis… mais uniquement celui donné par le maître ou les êtres cosmiques auxquels de nombreux gourous se réfèrent. Ce signifiant ne va renvoyer à rien d’autre qu’à la doctrine. Par l’irruption de ce signifiant, un changement radical et profond s’effectue dans la subjectivité de l’adepte.
Pour garder l’amour du gourou, l’adepte n’a plus d’autres choix que de renoncer à sa personnalité antérieure. Et, dans le groupe, l’adepte ne sera reconnu que par ce nouveau nom, seul représentant de son existence et de son adhésion à la cause commune des membres. L’ensemble des nouveaux noms est inscrit non plus sur un registre administratif respectant le désir d’un couple parental, mais sur l’ardoise d’un être divin, père fondateur de sa propre folie, qui n’attend plus que le moment jouissif pour enfin l’effacer tout en promettant une nouvelle vie après la disparition.
A ce changement de nom est très souvent associé un changement dans la généalogie de l’adepte. Il participe à la même fonction que celle du nouveau nom, celle de modifier radicalement sa personnalité. Son identité est modifiée et en même temps son inscription dans l’articulation symbolique de son histoire. L’adepte n’est plus fils ou fille, frère ou sœur, d’un tel ou d’une telle mais d’une personne désignée par le gourou. Sa généalogie ne se réfère plus à son histoire personnelle mais uniquement à la doctrine du gourou et aux êtres surnaturels qui l’entourent.
Une fois l’emprise parfaitement établi, reste la question de la perdurer indéfiniment dans le temps et d’éviter un quelconque sursaut subjectif de l’adepte devenu objet. Pour ce faire, le ressort privilégié du gourou est celui de l’attente. Celle-ci est volontairement instaurée par le gourou pour deux raisons. La première est au fond très simple : évidement le gourou ne pourra jamais tenir la promesse d’un absolu extraordinaire puisque les êtres surnaturels auxquels il fait référence pour sa réalisation n’existent pas. De même qu’il ne pourra jamais guérir un cancer par exemple avec sa méthode proposée puisque c’est concrètement impossible. Ainsi, pour que son adepte reste dans la certitude que le bonheur est pour très bientôt, le gourou le laisse invariablement dans la promesse et dans l’attente. La deuxième raison est beaucoup moins « terre à terre ». Elle participe pleinement au processus d’emprise, car l’attente permet de maintenir l’adepte dans un état de sujétion et d’obéissance constante. Cette attente permet de susciter et d’accroitre toujours et en encore ce nouveau désir unique de l’adepte : atteindre la vérité et le bonheur absolu. L’attente devient ce tapis porté par l’emprise sectaire capable de mener l’adepte non pas vers l’infini mais plutôt à l’infini. Par la promesse et l’attente, l’emprise est dorénavant sans fin.
Toujours dans cette épreuve du temps, à l’inverse de l’attente, l’adepte en vient à ne plus avoir le temps. Paradoxalement, il est dans l’attente et il est privé de temps. Le gourou lui demande de plus en plus de choses, il le maintien ainsi dans une exigence constante axée autour de sa doctrine ou simplement de ses caprices. En ce cas, les exigences s’établissent sous forme d’injonctions paradoxales. Tous les repères temporels de l’adepte sont par la même occasion mis à mal. Il faut en faire toujours et encore plus, souvent dans l’idée d’une purification absolue en vue du moment extraordinaire tant attendu.
C’est ainsi que des adeptes peuvent se retrouver à réciter des mantras à longueur de journée ou de nuit, à nettoyer telle ou telles choses futiles sans cesse et à n’importe quel moment de la journée. Le temps de l’adepte ne lui appartient plus, il appartient exclusivement à son gourou. Toutes les activités ou rituels de l’adepte ne visent qu’une seule chose : répondre à la volonté du maître. Il doit s’exécuter sans sourcilier. C’est le prix à payer pour atteindre le monde extraordinaire que seul son guide est en mesure de voir. C’est le prix à payer pour enfin commencer à l’entrevoir également.
Débordé par ce temps imposé, l’adepte est privé du moindre moment de réflexion ou de penser sur lui-même. Sa pensée, sa personnalité, son corps et son temps sont entièrement dévoués et dédiés au gourou. Par l’attente et l’emprise associée, il y a une impossibilité de réaliser ce désir unique d’un bonheur parfait. C’est comme une frustration qui s’accentue avec le temps au point de devenir insupportable. Seul l’amour inconditionné pour le maître est alors en mesure de rendre supportable l’insupportable.
Privé d’identité réelle et subjective, privé de son temps, souvent privé aussi de sommeil, l’adepte tombe dans un épuisement à la fois psychique et physique ou le corps ne parvient plus à suivre l’état d’emprise dans lequel il se trouve. Pourtant, son aspiration, son adoration, sa dévotion n’ont jamais été aussi fortes.
Cette disjonction plonge l’adepte dans une souffrance absolue. Son aspiration à vivre ce que lui certifie son gourou n’a jamais été aussi intense mais il n’est plus capable de soutenir physiquement la volonté du maître. Jamais alors la culpabilité n’a été aussi forte. Par ce paroxysme, la jouissance sadique du gourou atteint presque son point culminant. Grâce à ses différentes manœuvres, il est parvenu à mettre sa victime sous emprise pour finalement en faire un objet soumis entièrement à sa volonté.
Au paroxysme de l’emprise, l’adepte n’est plus qu’un objet aux yeux du gourou, mais, par cette culpabilité insupportable, objet aussi à ses propres yeux. Celui qu’il est devenu aujourd’hui dans le groupe sectaire n’est plus en état de supporter la raison initiale qui l’a amené à ce changement. Il ne lui reste plus alors qu’une seule et unique solution : s’offrir en objet comme sacrifice ultime de sa propre incapacité à suivre son maitre en espérant la clémence de ce dernier. Pour ce faire, il lui reste un dernier pas à franchir, celui de franchir l’infranchissable comme preuve absolue de son entière dévotion. Cette arme absolue de l’effet pervers véhiculée par le gourou est celle de l’acte transgressif que l’adepte se doit et se voit réaliser malgré lui, malgré ce qui le fonde véritablement. L’impensable, l’insupportable, l’inimaginable d’avant devient, par l’emprise sectaire et l’effet pervers qui le porte, l’acte qui signera à jamais sa dévotion, sa soumission, sa destruction. Cet acte pourra aller jusqu’au vol, à l’agression, au viol, à l’inceste, au suicide, au meurtre… du moment qu’il soit parfaitement représentatif de la volonté du gourou.